CHAPITRE VI

 

 

 

« Je suis Niels-le-long. C’est mon nom. Mon seul nom. Il ne me reste plus que cela, et pourtant c’est comme si je n’existais plus… »

« Comme si je n’existais plus.

« Ne plus exister…

« Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Comment les choses ont-elles pu en arriver là ?

« Je suis Niels-le-long, né dans le village de la Porte de la Montagne. Mon père est Folog ma mère est Lelit. Je suis né, j’ai grandi dans ce village-là, et j’avais une maison dans les arbres. Dans ma famille, il y avait aussi Mahie, et dans son ventre mon père Folog planta une semence de vie qui devint Irilia. Il y a encore, dans ma famille – il y avait – Mig-qui-nage-loin, qui fit à ma véritable mère un autre enfant du nom de Looth. Les choses étaient ce qu’elles doivent être, comme c’est, depuis le commencement des temps, la coutume dans les villages des hommes. J’ai grandi. J’ai fait ce qu’il fallait faire. J’ai appris la vie en regardant mon père Folog, en regardant le village. J’ai écouté les histoires que racontent les vieux, et je connais les lois.

« J’étais Niels-le-long. J’avais toujours fait ce qu’il fallait faire pour obéir aux lois et respecter les coutumes.

« Pourquoi faut-il que les esprits du mal m’aient choisi, moi et pas un autre ? Pourquoi n’ai-je pas su leur résister ?

« Je suis toujours et encore Niels-le-long, mais c’est comme si je n’étais plus rien… »

 

*

* *

 

Il s’arrêta, essoufflé. La fatigue de la marche, déjà, nouait cruellement les muscles de ses jambes. Et ce n’était pourtant que les premiers instants du matin.

La nuit avait coulé bien rapidement, et c’était à peine si Niels avait fermé les yeux. Il avait passé le plus clair de son temps à regarder Irilia qui dormait, épuisée, abandonnée dans sa peau d’ours grossière. Quand ses paupières se fermaient, il voyait toujours Irilia. Il la voyait courir et rire, quand ils jouaient comme des fous avec les autres jeunes gens du village ; il la voyait cueillant les baies sauvages ; il la voyait se baignant nue dans la rivière, et elle riait encore, dorée dans le soleil…

Non, il ne regrettait pas. C’était bien là le plus étrange ! A la limite, il se sentait même soulagé d’une sorte de grand poids. Mais il se savait damné… Et c’était l’inconnu.

Avant le jour, bien avant le jour, il s’était levé. Comme si ce simple mouvement eût été un signal, Irilia avait ouvert les yeux. En guise de salut, ils avaient échangé un sourire rapide, rien de plus. Un sourire qui hésitait un peu, qui avait peur, un peu. Sans un mot, elle s’était levée, elle avait roulé sa peau d’ours, ravivé les braises du feu. Dans la gamelle de métal bosselée, elle avait versé un peu d’eau de la gourde, l’avait fait bouillir avant d’y ajouter une poignée de feuilles sèches de l’arbre qui donne des oranges. Ils avaient bu, l’un après l’autre, Niels d’abord.

Et ils étaient partis. Ils avaient marché.

C’était très haut dans la montagne. Les arbres étaient rares à présent. Il y avait de maigres épineux, des ronces chétives et des flaques de genêts courant parmi les pierres blanches. Par endroits, un bouquet de pins rachitiques. Pour le reste, c’était surtout la pierre, uniquement la pierre. Les roches en éboulis fantastiques, comme des coulées de lave gelées. Des murailles blêmes et aveugles, crevassées, grossièrement parcourues de veines torturées. Dans un creux d’ombre, parfois, une touffe d’herbe galeuse, ou bien les traces neigeuses d’un hiver mourant.

Il attendit qu’Irilia l’eût rejoint et il s’accroupit sur ses talons. Elle demeura debout, respirant fortement, et son regard erra sur les alentours, sur les traînées de pierres, sur les flancs rocheux de la montagne, sur ce trajet qu’ils venaient de parcourir, et sur ce qu’il leur restait encore à grimper avant d’atteindre cette faille vers laquelle se dirigeait leur marche. Les cheveux de sa frange collaient sur son front, et des gouttes de sueur brillaient aux ailes de son nez, ourlaient d’un mince filet doré le dessin de ses lèvres.

Lorsque son regard tomba sur celui de Niels, le jeune homme sourit. C’était un vrai sourire, en accord parfait avec la lumière de ses yeux.

— Niels, murmura-t-elle, comme si pour elle le seul fait de prononcer son nom était un plaisir complet.

Il acquiesça, d’un battement de paupières, pour dire que lui aussi était heureux. Et c’était vrai qu’il était heureux. Il dit :

— Nous ne marchons plus vers les vallées qui mènent à d’autres clans.

— Je sais, dit Irilia.

Niels baissa les yeux. Il fit passer sa lance de sa main droite dans la gauche, et ramassa au sol un fragment de pierre dure qu’il choqua négligemment, à coups répétés, contre un bloc de roc. Il dit :

— Il faudra marcher. Marcher longtemps, s’enfoncer loin vers le sud. Franchir cette montagne et puis continuer vers le sud.

Il cessa de cogner les pierres, releva le front. Il trouva tout de suite le regard d’Irilia… Et il savait que ce serait toujours ainsi, toujours comme cela. Il dit :

— Nous marcherons. Nous irons vers un pays que personne du village ne connaît, et nous irons plus loin encore. Pour échapper aux poursuites de ceux qui savent.

— Nous ferons comme tu dis, Niels, approuva Irilia.

Il le savait. Elle était là pour lui donner plus de forces, et non pour attirer sur lui les forces mauvaises des méchants fils d’Ib ; celui-là même qui était jaloux des hommes et ne perdait pas une occasion de les entraîner vers le mal.

— Crois-tu que ceux du village qui te chassent sont loin derrière toi ?

— Je ne sais pas, dit Irilia. Il y a deux jours, je les ai vus au loin, sur mes traces. Alors, j’ai essayé de les brouiller. Je crois avoir réussi, mais je n’en suis pas certaine.

Niels regarda le roc.

— C’est difficile de suivre les traces dans ces pierres, dit-il.

Son regard s’éleva, glissa au loin par-dessus les dernières barrières d’arbres que voilait une brume irisée de soleil. Plus loin encore, c’était la vallée – mais elle demeurait invisible – et encore plus loin d’autres déchirures montagneuses qu’on aurait pu facilement confondre avec une quelconque marée de nuages.

— Nous irons loin, très loin, dit doucement Niels. Et si nous rencontrons des hommes, dans ces pays-là, ils ne sauront même pas que des villages existent de ce côté-ci des montagnes. Ils ne sauront rien. Je dirai : « Voici Irilia mon épouse, et elle marche avec moi. » Je dirai : « Mon nom est Niels, et je suis un homme qui chasse. »

— Je dirai : « Je suis l’épouse de ce Chasseur », dit Irilia.

Niels sourit.

— Mais tu n’es pas mon épouse.

— A ce moment-là, je le serai, dit Irilia.

Il acquiesça lentement. Bien sûr, il ne connaissait pas encore l’odeur de sa peau contre la sienne, bien sûr, il ne savait rien de ses caresses, mais il l’avait espéré depuis si longtemps, si fort, sans pouvoir imaginer que, un jour, ce serait vrai… Il savait juste le goût de ses lèvres, il savait la souplesse de son jeune corps quand, par jeu, il la serrait dans ses bras. N’était-elle pas déjà un peu comme son épouse ? N’avait-elle pas cessé, depuis maintenant cinq jours entiers, d’être simplement sa sœur ?

Niels se releva. Du bout d’un doigt marqué par la poussière cristalline de la pierre, il effaça cette buée de sueur qui brillait aux commissures des lèvres d’Irilia. Il dit :

— Viens, nous devons nous hâter. Aller vite et loin. Très vite et très loin.

Ils se remirent en marche, dans les caillasses rôties, vers cette faille abrupte ouverte dans la roche, qui était le passage pour l’autre versant de la montagne, sur la route inconnue menant au sud de tous les pays.

(« Niels-le-long est mon nom. Mon nom. Et c’est faux : je ne suis pas seul. Je ne suis pas seul. Je ne suis pas seul… Je ne suis pas seul… »)

 

*

* *

 

D’habitude, c’était un vrai plaisir pour Matom que d’entendre les exclamations ébahies des clients lorsqu’ils découvraient de nouveaux paysages. Ils n’en finissaient pas et leurs yeux comme leurs bouches s’agrandissaient plus ronds que des soucoupes. A chaque cri de stupéfaction béate, ils ne manquaient pas de lui lancer un coup d’œil ravi, comme pour bien se convaincre qu’ils ne rêvaient pas, et le prendre à témoin et le remercier. N’était-ce point grâce à lui s’ils se vautraient pareillement dans l’extase ?

Oui, d’habitude, c’était toujours agréable. C’était aussi l’assurance que, au retour sur Vataïr, ces sacrés clients ne tariraient pas d’éloges sur son compte. Toujours bon à prendre, non ?

D’habitude…

Un grognement rageur fusa entre les lèvres serrées de Matom, sans qu’il y prenne garde. Il en eut conscience en croisant le regard étonné d’un des trois clients qui se trouvaient à bord de sa navette ; mais ce ne fut rien de plus qu’un simple regard étonné, noyé bien vite sous le flot de cette admirative contemplation qui régnait à bord depuis le départ.

Matom s’approcha du poste de pilotage, s’écroula dans le second fauteuil, sans même jeter un coup d’œil au pilote Tov.

Il laissa couler son regard sur sa droite, aperçut immédiatement la seconde navette, à une vingtaine de mètres. Les deux véhicules volaient en rase-mottes au creux de la vallée, suivant fidèlement le cours à demi asséché d’une sorte de ruisseau. Eviter les bosquets était un jeu d’enfant. Ou bien, quand la chose était possible, Tov pénétrait franchement sous le couvert de quelque pinède, déclenchant aussitôt les exclamations ravivées des trois clients.

En principe, une formation de deux autres navettes devait suivre une vallée parallèle. La troisième formation – les véhicules 5 et 6 – devait se trouver plus à l’ouest, suivant une direction S. -E. – N. -O., et à une altitude sensiblement plus élevée puisqu’elle glissait au flanc de la montagne. En principe…

(« Bon Dieu, est-ce que je plane ou quoi ? Qu’est-ce que j’ai à être si nerveux ? Il n’y a rien à faire contre ça et c’est tout. C’est tout. Je m’étais promis de rester à côté de ce salaud, je sais ! Je me l’étais juré ! Merde, je le sais ! Et puis… et puis rien, nom de Dieu. C’est comme ça. Qu’est-ce que je peux y faire, hein ? Rappeler la 5 ? Donner l’ordre à Lover de rejoindre la 1 et faire monter ce sacré merdique de Lohert de mes fesses à bord ? Et puis quoi, Joll ? Tu déconnes vraiment, dis ! c’est pas vrai… Ça, tu peux être sûr que ce serait la meilleure façon qui soit de créer la pagaille, le meilleur moyen pour que tous se posent des sacrées questions. Sans compter que le Lohert sauterait sur l’occase pour décréter que j’ai faussé l’examen… Merde, il n’y a rien à faire et puis c’est tout. Simplement souhaiter que ce foutu drogué de Lover n’en profite pas pour semer la panique. Et puis c’est tout. »)

Joll enclencha l’intercom, appela :

— Deuxième formation. Navettes 3 et 4.

— Navette 3. Ici Prik. Je vous entends, Joll.

— Navette 4. Ici Minh, j’écoute.

— Tout va bien pour vous ?

— C’est parfait. On vient de repérer un troupeau d’antilopes, et ça a fait sensation. Les clients demandent si on ne peut pas chasser ces choses-là au cas où on ne rencontrerait pas de sierks. A mon avis, ils ont hâte d’utiliser leurs prothèses dentaires.

Matom allait râler vertement, mais il se souvint juste à temps de la présence des trois clients dans l’habitacle panoramique derrière lui. Il dit d’une voix charmante :

— Pas question. Nous chassons le sierk et nous trouverons des sierks. Maintenant, Prik, fais-leur bien remarquer que la majorité des animaux de cette sacrée planète n’ont pas encore été reconnus officiellement bons à la consommation. Nos certitudes en ce domaine comprennent les sierks, certains poissons, et une autre variété de singes en voie d’extinction sur Vataïr, les schols 13. Voilà. Autre chose, Prik.

— Oui ?

— Dans trois heures, environ, nous devons nous rejoindre si l’on se fie, et on peut, aux derniers relevés. O. K. ?

— O. K. ! Pas de problème.

— Ça va. Terminé.

Il soupira, lança un coup d’œil en biais vers le pilote, à son côté. Se pouvait-il que ses Chasseurs aient remarqué sa nervosité ?

(« Et merde pour eux ! Merde pour tous ! »)

Il pressa de nouveau la touche de l’intercom. Son doigt tremblait.

— Navette 5. Navette 6.

(« Bon Dieu… est-ce que… »)

— Ici Lover, navette 5. O. K. ! j’écoute.

(« Ouf !… »)

— Lover ? (« Mais arrête de trembler, par l’Espace ! Arrête cette sacrée comédie à la noix ! ») Comment ça va pour vous ?

— Ça va parfaitement. Qu’est-ce qui se passe ?

— Il ne se passe rien. Je rappelle que dans trois heures environ, nous devons nous rejoindre. Possible ?

–…

— Hé ! Lover !

— Oui, oui… Je réfléchissais, Joll. Trois heures, c’est peut-être un peu court pour nous. On n’a pas le chemin le plus facile, au flanc de cette montagne. Et puis c’est rudement joli et les clients tiennent à profiter du spectacle. Je dirais plutôt quatre ou cinq heures, si tout va bien.

(« Qu’est-ce que ça veut dire, nom de Dieu ? Est-ce qu’il serait en train de planer, ce con ? »)

— Comment, « si tout va bien » ?

— Comme ça. Je disais ça comme ça. C’est rudement tourmenté par endroits, et vaut mieux prendre des précautions, non ?

— C’est vrai. O. K. ! Lover… Prends ton temps…

— Terminé ?

— Oui… Non… Enfin… O. K. ! Prends ton temps, Lover. Ça va. Terminé.

Il soupira encore et, lorsqu’il rouvrit les yeux, rencontra le regard inquiet de Tov.

— Ils ont un pépin ? s’enquit ce dernier entre haut et bas.

— Non, dit Matom. Non, ça va…

— C’est Lover qui vous inquiète, hein ? souffla Tov.

Matom ne répondit pas.

— A cause de ses bêtises, la dernière fois, continua Tov sur le ton de quelqu’un à qui on ne la fait pas. Vous faites pas de bile. Avec les skaïrs préréglés, il ne peut pas se shaker plus que de raison. Il n’a pas embarqué de truc en fraude, et puis il est douché et il tient à sa place. Il ne fera pas l’imbécile, vous pouvez en être sûr.

— C’est bien, grogna Matom. Assez avec ça… Je le sais qu’il ne fera pas l’imbécile. En tout cas, je l’espère pour lui.

(« Si ce n’était que pour lui… Dieu des grands Espaces, je l’espère sacrément pour moi aussi… Pour moi, Matom Y. X., né d’un clonage sacrément heureux, jusqu’à présent… Bénie soit cette cellule prélevée dans un fragment de peau du Vatayéen qui fut mon père et nourrie par le généticien qui fut mon autre père. Béni soit celui qui me reçut au sein de son ovule récepteur. Béni soit l’embryon que j’étais, prélevé avec quelques millions d’autres de mes semblables pour achever de grandir en matrice conditionnée…

« Des millions d’autres, parfaitement. Des milliards, même… Et parmi tous ceux-là, combien sont ce que je suis ? Hein ? Il y a moi, Matom Y. X. Il y a moi, le meilleur parmi la meilleure des races modèles des Matoms. Pas si mal comme ascension, non ? Et pas si mal, comme race modèle… Rien de mieux. Sinon ces chieurs de Lohert. Et puis quoi ? Il faudrait que ce soit justement un de ceux-là qui me foute en bas ? Jamais, je vous le dis. Jamais ! »)

Il se confectionna un sourire d’appoint et retourna parmi ses clients dans l’habitacle panoramique.

« Ça n’a pas été facile que je sache ! Et je me suis rudement démené… Ça, on peut le dire. Il n’y a pas un ordino-control social qui n’en garde la marque… la marque de mes efforts, je veux dire. Qu’est-ce que j’aurais fait de mal pour mériter la dégringolade ? Qu’est-ce que j’aurais pu fabriquer qui soit retenu contre moi en cas de crash ? Zéro. Production maximale dans tous mes engagements productifs. Quatorze brevets de pilote, renouvelés et tout…

« Quand le Secteur de la Continuité m’a fait signe, j’étais là. Et j’ai donné naissance – enfin, « prénaissance » – à deux chouettes fœtus. Oui. Deux fœtus… au lieu de trois. Ça fait au moins quatre-vingts ans de cela, et quand je me suis inquiété pour savoir si mes prénaissances faisaient l’objet de quelque malformation génétique… Eh bien non ! c’était parfait. Deux au lieu de trois, mais parfaits : j’ai eu la confirmation sonore de l’ordino de contrôle.

« Simplement, ils étaient branchés déjà plein régime sur le Lohert dernier modèle. Alors… alors mollo pour les Matoms. Correct. Parfaitement, j’ai tout fait comme ça devait l’être, et depuis toujours. Depuis qu’on m’a sorti de cette sacrée couveuse. Merde, je le sais bien qu’ils ne pourraient rien retenir contre moi. Et même si la Compagnie tombait. Je veux dire si les safaris étaient supprimés… C’est pas rien, la Compagnie. Elle aurait encore son mot à dire, et c’est pas un sacré rapport merdouillard de Lohert qui pourrait lui fermer le bec du jour au lendemain…

« Oh ! hé !… qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que j’ai à trembler sur mes jambes, moi ? Qui a dit qu’il y aurait un rapport négatif de ce sacré observateur ? Qui a dit ça, hein ? Que je sois shaké à mort s’il trouve seulement le dixième d’un poil de prétexte pour un sacré rapport négatif, ce salaud… Shaké à mort, je le dis ! »

 

*

* *

 

C’était approximativement le milieu du jour, et ils avaient pénétré d’une centaine de mètres dans cette épaisse forêt qui débordait très haut sur les pentes du vallon, lorsque Folog, en tête, leva un bras et s’arrêta.

La colonne des guerriers, derrière lui, s’immobilisa, se tint figée. Il y avait des chants d’oiseaux moqueurs qui se balançaient dans l’ombre douce et les rayons de soleil poudreux que tamisaient les ramures bourgeonnantes.

Lentement, précautionneusement, la file des guerriers se cassa, comme un serpent qui ondule. Mais les anneaux de ce serpent-là se détachèrent pour se grouper autour de la tête, autour de Folog.

Sans prononcer un mot, Folog désigna le sol de la pointe de sa lance. On y lisait clairement les traces de pas humains dans une tache d’humus gras. Des pieds chaussés avaient laissé là leurs empreintes… et également des pieds nus. Au moins deux personnes chaussées, et une aux pieds nus. L’humus n’était pas suffisamment étendu pour permettre une information plus complète.

Folog releva le front et regarda les guerriers.

— C’est le bon chemin, dit-il d’une voix rauque au bout d’un instant. C’est le chemin que prennent les jeunes hommes s’ils veulent rejoindre ce village qu’on dit se trouver là-haut : le clan de la Montagne Trouée.

Un guerrier dit :

— Les traces sont peut-être celles d’un groupe différent. Niels n’est peut-être pas dans ce groupe…

— Niels marchait vers la Montagne Trouée, et c’est la direction.

— Mais la maudite qui n’a plus de nom n’a peut-être pas encore rejoint Niels, s’entêta le guerrier.

Folog lui jeta un coup d’œil plein de rage.

— Cette poursuite a pour but de prévenir Niels des effets maléfiques que peut causer cette fille maudite. Nous recherchons autant ceux qui sont presque des hommes. Afin de les protéger. Si des hommes doivent mourir, nous devons être ces morts, plutôt que ceux qui sont presque des hommes.

Un grognement approbateur roula sur le groupe des guerriers, et Folog reprit la marche d’un pas décidé.

Après une dizaine de minutes, ils s’arrêtaient de nouveau. La clairière était minuscule, à peine vingt pas de long sur cinq ou six de large, et tout encombrée de broussailles naines et de fougères.

C’était davantage que des traces sur le sol qui marquaient cette clairière. Dans les buissons fripés, les fougères froissées, il y avait quatre corps étendus.

Quatre hommes adultes, presque vieux, et un quatrième d’une trentaine d’années, apparemment. Apparemment, car son visage avait été totalement broyé par un coup violent ; celui qui avait frappé l’avait probablement fait à l’aide d’une tête de hache métallique. Les autres portaient sur le corps les traces sanglantes laissées par les flèches, les fers des lances et les lames des poignards. Sur le ventre ouvert de l’un d’eux, débordant d’entrailles glauques et visqueuses, un nuage de mouches palpitait.

Un moment, Folog et les guerriers considérèrent sans un mot les cadavres éclaboussés, bossus, aux longs bras noueux, aux torses épais et extraordinairement velus.

Puis Folog leva les yeux et ces yeux-là riaient. Il dit :

— Le groupe de ceux qui sont presque des hommes est passé par ici ; il a été attaqué par ces Malheureux sans lois. Les presque hommes ont remporté la victoire sur les Malheureux ; cela veut dire que l’esprit des Dieux est toujours avec eux. Cela veut dire que la maudite n’a pas encore porté la malchance sur eux.

Il mit un genou en terre, planta sa main dans les entrailles de l’éventré, se releva.

— Ceux-là ne sont pas morts depuis longtemps. Que les Dieux nous aident et nous rejoindrons vite ceux qui sont presque des hommes.

Ils n’accordèrent pas un regard supplémentaire aux cadavres et traversèrent la clairière en courant.